Au cours de la lecture surgissent, en vagues serrées, toutes les figures qui confèrent sa grandeur à l'écriture. J'en entrevois quelques-unes à ma portée. La littérature est d'abord affaire de mots comme la grande cuisine l'est de produits ; viennent après, leur appareillement sous la férule de l'artiste à la manœuvre. Je suis plus souvent ému par un mot ou une tournure que par la syntaxe ; j'aime en citer dans mes chroniques, à l'acmé du plaisir d'une lecture : le mot original et juste qui donne sa grandeur à la phrase, qui la rend définitive. Je ne manque pas de le faire ici : " Tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution l'attestent. " Plus loin : " [Les jardins] descendent en pente dans une vallée : toujours lumière fade, sol grisâtre comme dans ces fonds anguleux des montagnes du Nord où la nature décharnée porte la haire." Vanné, haire : qui dit mieux ?
Si la prose est subitement illuminée d'éclairs d'éloquence - il s'agit aussi bien d'un discours public à la Chambre des Pairs que d'une lettre intime à Madame Récamier rapportant ses impressions d'une cérémonie papale à la chapelle Sixtine -, elle est également capable de familiarité, allant jusqu'à pasticher ici le jargon d'un douanier suisse : " Il m'a fait faire 'un bedit garandaine d'un guart d'hire'. ", n'hésitant pas à employer là un mot d'argot : " La chambrière [...] vous 'bigle' ferme..."
Alors en rupture avec l'écriture solennelle de l'époque telle qu'elle apparaît, par exemple, dans les lettres : les siennes, notamment écrites en tant qu'ambassadeur, celles des femmes (nombreuses) qu'il a aimées. Comme Dior le fit un siècle et demi plus tard du corps de la femme, Chateaubriand libère la langue de son carcan classique, lui conférant une fluidité inouïe qui la porte à l'un de ses sommets, inédit et pérenne.
Muni de ces outils de précision chirurgicale que sont les mots justes, Chateaubriand fouille les grand-huit de l'âme (serpentines et toboggans). Cette perspicacité lui inspire, par exemple, une page supérieure pour exprimer la volte-face qu'il subit à sa démission des Affaires étrangères après l'exécution du duc d'Enghien : " Les personnes tombées [affidées à Bonaparte] prétendaient avoir été forcées et l'on ne forçait, disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance, et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obtenait d'être forcé à force de sollicitations. "
L'ampleur et la précision de l'écriture prête au récit, la hauteur à l'éditorial. Les longues séquences dédiées à l'actualité politique et à l'action publique alternent heureusement cette double expression des faits et des idées. Après lecture des chapitres consacrées à l'abdication des Bourbons et à l'arrivée au pouvoir de Louis-Philippe (les Trois Glorieuses - juillet 1830), je m'interrogeais sur la séduction de ces pages : elles ont, deux siècles après, la fraîcheur de mon quotidien préféré et je lis les prises de position de l'auteur avec la passion qui présidait à la découverte hebdomadaire du Bloc-notes de François Mauriac au début de la Ve République. Peut-on rendre plus bel hommage à la magie immortelle de ce style ?
Les hommes font l'histoire et Chateaubriand n'a aucune illusion sur leur propension à sacrifier l'intérêt public à leurs intérêts particuliers, révélant la bassesse de leurs caractères et l'opportunisme de leurs ambitions. C'est en maniant l'ironie qu'il les traite, relevant le propos - s'il en était besoin, de traits cinglants : " Il y a des hommes qui, après avoir prêté serment à la République une et indivisible, au Directoire en cinq personnes, au Consulat en trois, à l'Empire en une seule, à la première [...] à la seconde Restauration, ont encore quelque chose à prêter à Louis-Philippe : je ne suis pas si riche. " Plus loin : " Pénétrez dans l'âme d'un bon nombre de ces hommes armoriés de noms historiques, qu'y trouvez-vous ? Des inclinaisons d'antichambre. " Chateaubriand ennuyeux ? Toute révérence gardée, on croirait entendre Gabin proférer des paroles d'Audiard à la tribune de la Chambre dans Le Président !
Le prince de Bénévent a droit à sa charge, un plein chapitre de fiel lui est dédié : " Ces personnages de lendemain et d'industrie assistent au défilé des générations ; ils sont chargés de mettre le visa aux passe-ports, d'homologuer la sentence : M. de Talleyrand était de cette race inférieure ; il signait les événements, il ne les faisait pas. " Mille autres flèches mériteraient la citation, je ne résiste pas au plaisir de rappeler l'une des plus célèbres (dans sa version originale) : " Il y a des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. "
Personnalité à double fond, hauteur de vue intellectuelle et morale, celle-ci exprimant " la noblesse de [son] âme et l'élévation de [ses] sentiments ", virtuosité de la langue, infinie variété de ses registres de plume - de la plus romantique à la plus analytique, de l'emphase à la drôlerie, de l'enflure à la vulnérabilité -, effets de style d'une palette inépuisable, capacité à forger des sentences d'airain... Pour toutes ces raisons, Mémoires d'outre-tombe est une source, un jaillissement, une apothéose... qui porte le lecteur sur les fonds baptismaux de la littérature moderne. Elles l'enchantent d'un chef-d'œuvre dont toutes les pages sont des chefs-d'œuvre.
Ah Chateaubriand qui malgré les préjugés de votre naissance, avez fait de la liberté votre credo, votre génie nous parle, et pas seulement du christianisme !