Les heures souterraines

Il y a d'abord une femme, Mathilde, cadre dynamique dans un grand groupe, mère de trois enfants. Elle a été jeune, amoureuse et heureuse. Mais le destin l'a amputée de son amour. Elle a été forte mais l'est de moins en moins, consciencieusement et méticuleusement broyée par le harcèlement moral de son patron qu'elle a osé un jour contredire. Elle tente de faire bonne figure, de tenir malgré les pressions, s'en remettant à l'espoir qu'un beau jour les choses rentreront dans l'ordre. Mais il n'en est rien. Et on la voit dépérir, aller de brimades en perversions jusqu'à la mise au placard dans un bureau sinistre, sans fenêtre, sans ordinateur et sans plus aucune mission à mener. Elle est de plus en plus seule, délaissée par ses collègues qui se détournent, n'affichant plus que de la lâcheté, soucieux seulement de conserver leur place et leur statut. Elle se sent coupable de ne pas avoir réagi plus tôt et ne sait plus quelle attitude adopter. Elle se dissout peu à peu dans l'existence... Et puis il y a Thibault, médecin urgentiste qui se déplace au gré des appels au domicile de ses patients. Au contact de la maladie et de toutes les détresses humaines auxquelles il est confronté, il regarde, absorbe la vie des autres comme une éponge, avec une certaine distance qu'impose sa profession. Mais malgré la distance, il n'est pas pour autant serein, passant le plus clair de son temps dans sa voiture, subissant le stress et les embouteillages ; il n'est pas heureux non plus dans sa vie personnelle, et il finit par quitter une femme qui ne l'aime pas, superficielle et indifférente à son amour. Les destins de ces deux personnages se développent sans jamais qu'ils se rencontrent vraiment. Et peu à peu les personnages s'effacent, disparaissent, le manque d'amour les faisant se diluer progressivement. Et un autre personnage s'impose à eux et au lecteur : c'est la ville, tentaculaire, avec sa galaxie de mouvements désordonnées et mécaniques, ses attentes épuisantes dans le chaos du trafic incessant, l'anonymat, l'individualisme, l'absence de ressenti, et l'absence d'amour. Dans l'océan urbain, Mathilde et Thibault éprouvent chacun de leur côté les mêmes sentiments de manque, d'abandon, les mêmes descentes aux enfers, les mêmes étouffements de la vie et du désir. Dès le début du roman, on envisage la possibilité d'une rencontre entre les deux protagonistes, un "happy end" qui réunirait ces deux solitudes si désespérées. Mais ce n'est pas le choix de Delphine de Vigan. Elle s'en tient à sa peinture minutieuse et juste de la réalité humaine dans un monde âpre, brutal, violent, où les belles histoires ne fleurissent pas aussi facilement que dans les fictions romantiques. Elle nous montre la vie comme elle est souvent, faite de combats et d'obstacles à franchir. Sa force est de réussir à ne pas nous apitoyer sur le sort de ses personnages pourtant durement éprouvés ; elle leur donne une existence, une grandeur, une dignité, grâce à une écriture lucide mais aussi pudique, sensible, profondément humaine. Son style est ample, fluide, magnifique. Il nous laisse dans le coeur et l'esprit une sorte de poème symphonique, une musique de mots qui porte en elle les chemins empruntés, les phrases dites en écho, les heures de solitude. Notre solitude moderne envahissante, omniprésente. Souveraine et dense à l'image de ces "Heures souterraines".