" Monsieur Rithy, vous aviez oublié un slogan encore plus important: la dette de sang doit être remboursée par le sang (...) Les Khmers rouges, c'est l'élimination. L'homme n'a droit à rien." Voici ce que Duch confie à Rithy Panh, survivant, sa victime directe. D'où le titre de l'ouvrage l'Elimination. Mais "L'élimination" est aussi l'effacement de la personne, et de Rithy en particulier. Comme il le dit lui-même dans son récit:" A treize ans, je perds toute ma famille en quelques semaines. Mon grand-frère (...), Mon beau-frère, médecin, exécuté au bord de la route. Mon père, qui décide de ne plus s'alimenter. Ma mère, qui s'allonge à l'hôpital de Mông, dans le lit où vient de mourir une de ses filles. Mes nièces et neveux. Tous emportés par la cruauté et la folie khmères rouges. J'étais sans famille. J'étais sans nom. J'étais sans visage. Ainsi je suis resté vivant, car je n'étais plus rien." La causalité établie dans la dernière phrase est terrible. Sa vie et sa raison ont basculé face aux turpitudes violentes de l'Histoire et de son histoire. Le lecteur le devine, le suit et baisse les yeux par respect pour sa souffrance. Il l'accompagne mais ne peut le consoler dans sa solitude car il n'y a pas de mots pour cela, pour un homme qui a côtoyé la mort et qui en est revenu. "L'élimination" dépasse l'expérience individuelle de Rithy Panh car sa survie, ses "travaux forcés" (pousser la charrette de cadavres, les jeter dans la fosse, creuser les digues...), sa famine, ses maladies ont aussi été vécues par d'autres, ses compagnons et le peuple cambodgien tout entier. Le mérite du livre se trouve aussi dans le courage de cet homme brisé qui affronte le tortionnaire, le bourreau du Cambodge, Duch. De cette lutte dont la seule arme est le pouvoir des mots et du langage, Rithy livre au public le vrai visage de Duch. Celui-ci tour à tour manipule le cinéaste en se désignant lui aussi comme une victime de ce régime: "J'ai été l'otage du régime et l'acteur de ce crime" Autrement dit, c'est parce que je suis une victime du régime que j'ai dû participer à ce massacre de masse. Autrement dit, j'ai été obligé. Autrement dit :" Si vous étiez dans ma posture, auriez vous fait mieux?" Le texte donne un visage humain de Duch. Aucune fascination possible. C'est l'objectif de Rithy Panh. Duch est ce qu'il est parce qu'il maîtrise aussi la parole :"Ma lance à moi, c'est la parole" Son "livre noir" est selon Rithy très important pour comprendre l'émergence d'un tel régime. L'élimination commence par l'éradication du langage du "peuple nouveau" (comprendre par là "peuple bourgeois" contre "peuple premier", paysans, ouvriers, batisseurs du temple Angkor Vak) Son récit insiste sur la nouvelle grammaire khmère: réduction du vocabulaire et de la morphosyntaxe, utilisation à outrance des onomatopées... En dehors de cela, il n'y a point de salut. Comme le dit le slogan "La bêche est votre stylo, la rizière est votre papier." Et Rithy souligne " Nous n'avons ni papier ni crayon. Ni livre, ni journal, ni siège, ni table. Aucun temps libre. Aucun temps de réflexion. Aucune autre leçon que les discours révolutionnaires et les hymnes sanglants." On aura compris: le travail de Duch est d'éradiquer la conscience, l'intellect et l'esprit critique. Dans un monde où il n'y a plus de professeurs ( Particulièrement en Asie, le respect du professeur est une règle car il donne le savoir, il transforme l'enfant en mieux. Lui manquer de respect, le tuer est une transgression. Cette règle est encore en vigueur mais les dictatures n'en ont cure) et de livres, la dictature peut fleurir. Duch va opposer aux livres des slogans, sorte de bréviaire qu'on doit apprendre par coeur. L'auteur dans un passage émouvant décrit sa peur quant à son oubli des mots, des phrases et de la parole même. Son récit peut s'apparenter à la parole retrouvée, à la parole libérée ou à ce que les écrivains américains appellent "the stream of consciousness". Ce flux de conscience libère, aide à vivre même si on est déjà mort car c'est le seul lien qu'on tisse avec l'autre l'autre avant de lâcher prise. Il fustige. Il y a, vous le verrez, une portée dénonciative virulente contre le monde occidental qui à l'époque connaissait l'ampleur du massacre et la teneur du génocide. Il évoque le rapport falsifié de la CIA, il souligne la décision de l'ambassade de France qui avait décidé à ce moment là de livrer aux Khmers Rouges son personnel cambodgien. Il pointe du doigt le soutien de la Chine et de la Thailande aux Khmers Rouges. Il dénonce l'attitude parisianiste des nostalgiques d'un communisme idéal qui minimise les faits. Et enfin, il met un pavé dans la mare en fustigeant l'ONU de son silence:" (...) j'ai écrit une longue lettre au sécrétaire général de l'ONU. Je lui raconté(sic) ce que j'avais vécu" Il n'a jamais reçu de réponse. Et pour cause! "Qui était sécrétaire général de l'ONU en 1979, et depuis 1971? Kurt Waldheim, qui fut soldat sous les ordre du "boucher des Balkans", à partir d'octobre 1943, et eut sans doute un rôle dans la sanglante opération Kozara...Alors aujourd'hui, je donne le nom de celui qui fut à ce poste influent, ce nom de compromission et de lâcheté." Pour toutes ces raisons, je vous recommande chaudement la lecture de ce texte sombre, sérieux et courageux à la fois. Ce livre s'ouvre vers une réflexion sur la portée des idéologies. Récemment, j'entends des gens dire :" Ce n'est pas cela le communisme. Le communisme est pure. Ici, c'est une petite déviance de parcours" Or toute idéologie quelle qu'elle soit hissée à son paroxysme dans le respect de la pureté des mots de Marx, d'Engels ou de Lénine aboutit à la dictature et à l'éradication d'un peuple. Même la démocratie dans son excès de transparence et du politiquement correct peut être fragilisée. Rithy Panh l'explique de façon remarquable dans son livre. Il insiste aussi sur le fait que la paix ne peut s'établir s'il n'y a pas de justice pour les victimes. "Vérité et réconciliation" ne permet pas pour l'auteur un travail réel de la mémoire. Je vous suggère aussi de poursuivre votre lecture en allant voir son film "Duch, le maître des forges de l'enfer". Les paroles idéologiques de Duch sont encore plus effrayantes lorsqu'on les associent au langage corporel d'un tel individu. Il me fait penser au bourreau dans "La mort est mon métier" de Robert Merle. Je vous suggère aussi de visionner "La déchirure" un film magnifique sur la question. Quant au livre "Kampuchéa", il est vraiment intellectualisant dans le mauvais sens du terme: on parle de victimes, de sang, de fosse commune, de mort pas une ballade sur le Mékong et la rencontre avec des fantômes du passé, Pavie, Mouhot...
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