Hiver 1960 : Federico Fellini présente son nouveau film, "La Dolce Vita". On pressent un échec : ce sera en réalité un formidable succès, empreint de scandale d'abord, menant à la consécration ensuite avec la Palme d'or au Festival de Cannes.
Automne 2010 : en son domaine de l'Île d'Ischia, Don Emanuele, le Prince Malo, le dernier "Guépard", vieil aristocrate qui joua son propre rôle dans le film de Fellini sait qu'il va mourir ; il se confie au prêtre Saverio, qui fut le confesseur de quelques animateurs des Brigades Rouges et auquel le lient de sombres secrets de famille.
Entre ces deux moments, l'Italie vit de profonds bouleversements, passant d'une civilisation rurale, chrétienne dans laquelle, paradoxalement le Parti Communiste était extrêmement puissant, à une société conformiste, violente et frileuse dans un univers en plein naufrage qui va faire s'échouer le pays dans le "berlusconisme" actuel... D'un pays figé dans ses traditions à une société neuve ébranlée dans ses croyances, il y a le mouvement du monde. Simonetta Greggio, qui est italienne mais qui écrit dans un français brillant, très pur et très juste, mêle dans ce livre l'aveu et l'anecdote, le récit brut et les flashes historiques. Elle privilégie la période qui court de 1959 à 1979, de la révélation fellinienne à l'assassinat d'Aldo Moro, homme politique de droite qui fut l'architecte du "compromis historique" avec le PCI, seul espoir de sauver l'Italie. L'aspect romanesque, on le comprend, n'est là que pour authentifier, par les petits arrangements parfois mensongers de l'imagination, la vérité de l'histoire. Cette époque fut une période d'extrême violence racontée avec une force qui la rend d'autant plus vraie et vivante qu'elle est insupportable. "La Dolce Vita" est plus qu'un film, c'est un miroir qui dévoile enfin une société qui crève, celle d'une aristocratie qui ne remplit plus son rôle d'élite (pour peu qu'elle l'ait jamais eu...) mais s'accroche à ses privilèges. Cette aristocratie dépravée et lascive sombre dans une débauche snob et dans la luxure, triste d'ennui et de lâcheté. Le Prince Malo, son représentant, lucide mais trop vieux et trop veule pour envisager un changement des choses a ce mot d'impuissance et de résignation : "Ce que je n'ai pas fait est plus important que ce que j'ai fait." Cette déliquescence va avoir des conséquences considérables et dévastatrices sur l'évolution de l'Italie avec une succession d'affaires violentes et sordides : ce furent les "Années de Plomb". Et pourtant, dans les années 50 et au début des années 60, "malgré la confusion, la peur, la vie pouvait être douce", una dolce vita... Ensuite, ce fut la "Sconcia Vita", la "vie dégoûtante" que Pier Paolo Pasolini décrit ainsi : "L'Italie pourrit dans un bien-être qui est égoïsme, stupidité, inculture, commérage, moralisme, intimidation, conformisme." Dans ce roman de pouvoir et de sexe, de violence absolue, on a parfois - rarement - un court instant de grâce comme ces dernières lettres d'Aldo Moro à sa "très douce Noretta"...
Dense, touffue, foisonnante, cette vaste fresque qui conte vingt ans d'Italie dans le détail mais explique aussi les trentes années suivantes, balance entre le roman-fleuve et le documentaire dramatique. Les parties fines de la haute société romaine se mêlent aux drames politiques et aux complots économiques. Les caprices de la mode masquent les méandres de la politique : en 1965, apparaît au club Piper la première mini-jupe tandis que les toiles d'Andy Warhol et de Bob Rauschenberg mais aussi les collages/décollages de Mimmo Rotella envahissent les murs de leurs couleurs vives.
La fin du livre voit citées les sources, nombreuses, de l'auteur, qui sont tout autant des livres politiques et historiques, que des listes de chansons, des films, des ouvrages sur Fellini, Mastroianni, Pasolini. Recréant ainsi une atmosphère, restituant un décor, réalisant la peinture d'une époque et de son mouvement tumutueux et tourbillonnant, Simonetta Greggio offre un livre magnifique, puissant, sur son pays d'origine, tout à la fois description en mosaïque, récit à plusieurs voix, amer constat et dénonciation sourde. Ainsi va l'Histoire de l'Italie : " - Oui, c'est passionnant. Tragique et fascinant. Une épopée grecque, une oeuvre de Shakespeare. Ecrite par un génie du mal avec le sens du comique. - Une oeuvre chorale, plutôt. Où chacun écrit son fragment de cadavre exquis."