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10 Janvier 2012

Rithy Panh : Entretiens avec un vampire

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Trois ans après Le papier ne peut pas envelopper la braise (Grasset), le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh revient avec L'Elimination (Grasset), un récit unique où l’auteur raconte sa confrontation avec l’un des principaux responsables du génocide Khmer : Duch.

L’auteur en un clin d’œil :

Rescapé des camps de travail des Khmers rouges, Rithy Panh est un cinéaste et auteur franco-cambodgien. Lire la biographie de Rithy Panh.


Pourquoi on aime "L'Elimination" : 

 

Trente ans après la fin du régime des Khmers rouges, Rithy Panh entreprend avec L'Elimination la démarche courageuse et inédite de comprendre le parcours idéologique de l’un des plus hauts dignitaires du mouvement : l'ancien directeur de la prison S-21, Kaing Guek Eav dit "Duch", responsable de l’exécution de plus d’1,7 million de Cambodgiens dont la propre famille de l’auteur. En interrogeant directement cet ancien bourreau, le cinéaste ne cherche pas à établir la vérité sur les massacres commis mais à comprendre comment et pourquoi cet ancien professeur de mathématiques, polyglotte et réputé très cultivé a pu commettre de tels crimes. "Je ne cherchais pas à comprendre Duch, ni à le juger : je voulais lui laisser une chance d’expliquer, dans le détail, le processus de mort dont il fut l’organisateur. (…) Je voulais que Duch parle et s’explique ; qu’il dise sa vérité ; son parcours ; ce qu’il a été, ce qu’il a voulu ou pensé être, puisqu’après tout, il a vécu, il vit, il a été un homme, et même un enfant."

 

 

Rithy Panh affronte sans ciller le regard de cet homme pour tenter de lire à travers : "Dans le monde de Duch, tout est logique, tout est à sa place. Tout est classifié : ancien ou nouveau; détruire ou garder; tuer ou être tué. Même la pitié a deux facettes. C'est un monde de pure idéologie, ou la sincérité n'est pas un objectif (...). Duch cherche l'innocence dans l'horreur. Il peut donc affirmer qu'il est "l'otage du régime et l'acteur de ce crime". La tension, omniprésente lors des entretiens entre les deux hommes, se ressent dans l'écriture de Rithy Panh qui entraîne le lecteur avec lui dans cette scène troublante qu'il est en train de vivre : "Duch parle en slogans: tout semble lisse, équivalent. Rien ne pèse. On croirait des paroles de sagesses, des aphorismes. Certains mots paraissent ou se chevauchent. La phrase coulisse. Duch affirme : "Le héros est celui qui n'a pas peur de la mort". Puis, il se reprend : "Le héros est celui qui n'a pas peur de tuer." Quand il bute sur un mot, quand une phrase lui échappe, Duch stoppe net. Et reprend."

 

 

Afin d’illustrer son propos, Rithy Panh complète cet entretien avec ses propres souvenirs et relate l’époque où il était lui-même enfermé dans les camps des Khmers rouges. Se remémorant son enfance, il témoigne de la famine quotidienne, des repas composés de "racines et de peau de vache séchée" comme pour rappeler à Duch que, malgré les années, la blessure est toujours intacte chez les Cambodgiens : "J’ai mâché cette peau immangeable pendant des heures. Je n’en pouvais plus, mes mâchoires devenaient cuir et bois. Mais cette peau grillée, elle sentait bon la vache. Alors je mâchais."Dans un style épuré, Rithy Panh raconte l’horreur et la mort omniprésente. Il se souvient des enfants dénonçant leur mère, raconte la torture physique et mentale systématiquement infligée aux prisonniers et témoigne de la difficulté de ne pas renoncer ni perdre espoir. Le simple fait de survivre devient alors un acte héroïque, la seule véritable façon de manifester son opposition au régime et à son processus d’extermination. Au-delà de ses entretiens exclusifs avec l’un des principaux bourreaux du régime des Khmers Rouges, Rithy Panh livre ainsi un récit autobiographique poignant qui s’inscrit dans la lignée de Si c'est un homme de Primo Levi ou La Nuit d'Eli Wiesel.

 


Le regard critique :

 

Soucieux de retransmettre avec fidélité la réalité des massacres perpétrés par les Khmers rouges, Rithy Panh livre un récit très dur. Certains passages détaillant les pratiques de tortures mises en œuvres par les tortionnaires du camp S-21 peuvent ainsi s’avérer difficilement supportables. Une lecture réservée à un public averti, donc.

 


La page à corner :

 

Rithy Panh raconte, déconcerté, le rire glaçant de Duch, hilare en toutes circonstances, durant les entretiens : "On m’en avait souvent parlé. (…) Duch rit "à gorge déployée", je ne vois pas d’autres mots. La première fois, je sursaute. Il se reprend. Comment ? Il a torturé ; formé à la torture ; endoctriné ; organisé l’extermination ; il a disparu pendant des années ; a enseigné en Chine ; a changé d’identité ; a travaillé pour une association humanitaire évangélique et s’est converti ; a finalement été reconnu, arrêté ; après dix années de prison préventive, il va être jugé par un tribunal pénal, et… il rit encore ? Oui, ce diable rit de ce qu’il appelle les « mensonges » des autres. (…) Il rit comme un enfant. Non, vraiment, il n’a pas entendu qu’on électrocutait un homme sanglé à un lit en métal. Il travaillait. Il a passé quatre ans dans un monde tapissé de dossiers." (p.170)
 

 

Olivier Simon

Le papier ne peut pas envelopper la braise
« Dans un pays qui a subi des décennies de guerre, le signe évident de la fêlure sociale apparaît dans l'exploitation économique et politique du corps » écrit Rithy Panh dans son avant-propos. Aun Tauch, Da, Mab, Phirom, Môm : elles sont des dizaines, dans le Building blanc, au centre de Phnom Penh...
Paru le : 
04 Avril 2007

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